Comment les constructeurs s’emparent de la conception-réalisation

Comment les constructeurs s’emparent de la conception-réalisation

Des d’entreprises de toutes tailles trouvent dans ce type de contrat le moyen d’accroître leurs activités, mais aussi d’élargir l’éventail de leurs compétences techniques et organisationnelles avec les futures exigences de la RE 2020 en ligne de mire.

Victor Dubois-Carriat / Lemoniteur.fr / 22 mai 2024 05h08

« Contrairement à ce que certains acteurs peuvent penser, la conception-réalisation n’est pas réservée aux grands groupes », assure Philippe Mazet, délégué général des Entreprises générales de France (EGF).

Il est vrai que l’exigence de ce mode contractuel peut susciter certaines craintes chez l’entreprise susceptible de se voir confier la responsabilité d’un marché allant des études jusqu’à l’exécution des travaux. C’est pour lever ce verrou et encourager les sociétés de toutes tailles à s’emparer de ces marchés que l’organisation professionnelle a mis à leur disposition, début 2024, un contrat type conçu en partenariat avec la FFB (Fédération française du bâtiment).

Un axe de développement stratégique

Président de Paris-Ouest Construction (130 M€ de CA dont 70 % dans l’habitat), Jean-Baptiste Bouthillon, s’est lui déjà engagé dans cette voie contractuelle. Il réalise près de 25 % de ses chantiers en logement neuf via la conception-réalisation. « Ce mode ne concerne pas seulement les grands projets. Il peut aussi porter sur des opérations allant de 15 à 100 logements », détaille le dirigeant.

Tommasini, groupe situé dans le nord de la France et dont la branche construction réalise 30 M€ de CA, y voit même un axe stratégique de développement : « Ce type de contrat nous pousse à accroître nos compétences internes en ingénierie. Nous y avons intérêt pour ne pas se retrouver systématiquement balloté entre les petites entreprises exécutantes, et les gros groupes dotés d’un pôle d’ingénierie dédié. En remontant la chaîne de valeur, nous montons en compétence, apportons des solutions à nos maitres d’ouvrage et augmentons nos chances de décrocher des contrats », explique son président, Olivier Tommasini.

Pas le droit à l’erreur

Reste que la conception-réalisation réclame une grande préparation pour bien maîtriser les risques qui y sont associés. Ce type de contrat fixe, en effet, des objectifs en termes de coûts, de délais et même de performance énergétique et carbone dont le dépassement entraîne des pénalités.
Un niveau d’exigence élevé qui s’avère bénéfique, selon Jean-Baptiste Bouthillon : « Ce sont des chantiers mieux préparés que les autres puisque nous sommes sûr de maîtriser les techniques qui seront mises en oeuvre, et surtout, les interfaces entre les différentes étapes. Puis, ça nous donne de la visibilité économique : cela lisse notre travail sur plusieurs années, alors que les chantiers démarrent généralement 12 mois après avoir remporté le projet ».

Une organisation idoine

Pour une entreprise désireuse de se lancer, la première étape consiste à muscler son équipe avec des compétences en ingénierie. « La conception-réalisation impose de beaucoup solliciter les ingénieurs de notre direction technique, et non plus seulement nos ingénieurs prix », confirme le dirigeant Paris Ouest Construction. Pour une entreprise générale, une part du défi consiste donc à intégrer le langage technique, « notamment pour parler la même langue que l’architecte », précise Philippe Mazet d’EGF.

Car par rapport à un marché classique, les relations entre l’entreprise de travaux, l’architecte, le bureau d’études et la maîtrise d’ouvrage changent, et il faut trouver le bon équilibre.

Chez Tommasini, « nous nous positionnons en groupement afin d’intégrer les compétences techniques et architecturales que nous n’avons pas en interne, avance Olivier Tommasini. Nous avons des bureaux d’études partenaires, et travaillons régulièrement avec les mêmes architectes spécialisés par typologie de bâtiment. » L’entente est en effet primordiale, « nous n’avons aucun intérêt à avoir de mauvaises relations entre nous puisque nous serons probablement amenés à retravailler ensemble », poursuit le dirigeant.

D’autant plus primordiale que « les différents acteurs d’un groupement doivent répartir précisément les prises de risques auprès de la maîtrise d’ouvrage », précise Philippe Mazet. Mais ce travail collaboratif serait in fine gagnant-gagnant selon le président de Paris Ouest Construction : « Nous avons beaucoup à gagner à comprendre comment un bâtiment est conçu, et le concepteur comment il est réalisé.»

« On ne gagne pas avec un projet moche »

Une fois l’équipe constituée, encore faut-il faire germer une proposition suffisamment équilibrée pour convaincre le maître d’ouvrage. « Nous avons parfois perdu des projets car nous étions trop focalisés sur le prix au détriment de la qualité architecturale. Parfois c’était l’inverse. Nous ne gagnons pas avec un projet moche, mais beau et adapté aux attentes du client », analyse Jean-Baptiste Bouthillon de Paris Ouest Construction.

Pas question donc pour l’entreprise générale, en se positionnant au plus haut de la conception, de tirer les prix vers le bas, « mais bien de permettre à tout le monde d’exprimer son talent, dans une démarche de co-conception », ajoute Philippe Mazet d’EGF. Le but est avant tout de « fournir dès le départ les données d’entrée techniques dimensionnantes aux architectes, afin de les intégrer et d’optimiser la conception et de minimiser au maximum les aléas lors de la réalisation », avance Lionel E Sousa, responsable de managers de projet en conceptionréalisation chez Bouygues Bâtiment Île-de-France Equipements Publics.

Vers une nouvelle approche de la construction

Les entreprises voient même dans ce type de contrat un levier pour réinterroger certains paradigmes constructifs. « Avec l’augmentation du prix des matériaux et de l’énergie, les projets sont sortis des ratios habituels du secteur. Inflation à laquelle s’ajoute le surcoût du financement associé à la hausse des taux », affirme Guillaume Daoulas, directeur général de Bâtir France ingénierie, une entreprise du groupe de BTP Spie Batignolles spécialisée dans la construction et la rénovation de bâtiments professionnels en conception-réalisation. Nous ne répondons plus uniquement à des besoins en m2, mais à des besoins fonctionnels. Ce type de contrat permet de proposer un bâtiment efficient, qui optimise le foncier. » A l’heure de la ZAN, la somme des contraintes aussi bien économiques que réglementaires poussent donc les clients de Bâtir France à sortir « des prix et bâtiments catalogues », assure Guillaume Daoulas.

Mais ce sont bien les contraintes environnementales formalisées par la RE 2020 qui rendent la capacité des entreprises à traiter des projets en conception-réalisation de plus en plus stratégique sur le marché. Ce contrat « est très adapté pour les projets avec des exigences environnementales poussées, notamment dans le cadre de programmes publics reçus dernièrement décrivant l’atteinte du seuil 2028 de la RE 2020, remarque Lionel E Sousa. Il faudra en effet à ce stade intégrer par exemple des principes structurels en bois innovants. Or, notre entreprise, compte tenu de ses nombreuses références sait identifier s’il s’agit d’une technique courante, d’un avis de chantier ou d’une appréciation technique d’expérimentation (Atex). Ce sont des techniques de mise en oeuvre que nous maîtrisons. Nous avons donc la capacité d’intégrer ou d’environner ces risques dès la phase de conception avec le groupement de maîtrise d’oeuvre. »

Un retour d’expérience essentiel pour l’avenir

Aujourd’hui, les acteurs ne savent pas précisément comment seront construits les bâtiments avec les seuils 2028 de la RE 2020. Or, « se positionner en phase de conception nous permet aussi d’avoir des retours d’expérience plus rapide », poursuit le président de Paris Ouest Construction. Une montée en compétence cruciale pour le monde de la construction selon Guillaume Daoulas de Bâtir France. Selon lui, « ceux qui s’aventureront à faire des projets au doigt mouillé dans le cadre de la RE 2020 prendront beaucoup de risques. Autant il restera possible de porter un certain aléa économique entre les phases de conception et de réalisation, autant les dépassements d’empreinte carbone pourront avoir pour conséquence un abandon pur et simple du projet. »

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